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Un monde en nègre et blanc, par Aurélia Michel


Table of Contents

    229 ans après la première abolition de l’esclavage, 63 ans après les indépendances formelles de la plupart des colonies, le racisme d’État continue de faire presque quotidiennement l’actualité en France. Or, si la conscience de la « question raciale » semble faire des progrès dernièrement, nous sommes nombreux·ses, y compris à l’extrême-gauche, à manquer encore de culture politique et historique en cette matière. Ces limites sont d’autant plus frappantes - et problématiques - que nous ne vivons pas dans n’importe quelle puissance impérialiste : de toutes les nations concernées par l’histoire esclavagiste et coloniale, la France est peut-être celle qui a poussé à son paroxysme ce système de domination.

    C’est, en tous cas, ce qu’affirme l’historienne Aurélia Michel, dans un ouvrage paru en 2020. Intitulé Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial (éditions du Seuil, 10€), ce livre développe un projet aussi nécessaire qu’ambitieux : offrir, en 350 pages, une vision synthétique de l’histoire de la race à l’échelle globale. Extrêmement riche et complet - tout en restant accessible -, il aborde des questions aussi générales que où et comment est née la race ? quelles formes successives a-t-elle prises ? est-ce que le racisme a servi de justification à l’esclavage ? quels ont été les effets des abolitions ? quel type de colonialisme a succédé à l’esclavage ? quels rapports capitalisme et racisme entretiennent-ils historiquement ? Si la démarche d’Aurélia Michel relève plutôt d’une démocratisation de connaissances à partir de travaux déjà existants, son livre offre un solide aperçu historique sur ce phénomène complexe qu’est la race.

    La race comme fait social et instrument de domination

    Le livre commence par un rappel important. À la différence de faits sociaux plus larges comme la « xénophobie » ou « l’altérisation » , la race n’est pas quelque chose d’universel, qui aurait toujours (et partout) existé. Elle est un rapport social particulier, que la sociologue Colette Guillaumin a défini essentiellement par sa fonction : fournir un instrument de domination et d’exploitation. Loin d’être une institution que l’on retrouve dans toutes les sociétés humaines, elle est fondamentalement d’origine européenne. Comme le capitalisme ou l’État moderne, la race a donc une histoire (et ces trois histoires sont liées). En tant qu’il qualifie un sous-ensemble de l’espèce humaine, le sens actuel du terme race est définitivement fixé dans les années 1830 ; mais l’émergence de la race comme rapport social dépend d’un processus qui commence avec l’expansion européenne dans le monde atlantique aux XVème et XVIème siècles. Reprenant un des acquis majeurs de l’historiographie du racisme, Aurélia Michel rappelle que « c’est bien parce que les Européens ont mis les Africains en esclavage qu’ils sont devenus racistes » - et non l’inverse (page 19). Dès lors, plus qu’une histoire des idées ou des représentations, une histoire de la race doit prendre essentiellement une forme matérialiste, à l’image de celle qui nous est ici livrée.

    Au premier abord, la traite transatlantique n’est pourtant qu’un épisode au sein de l’histoire globale des traites. L’esclavage est l’une des institutions les plus répandues dans l’histoire de l’humanité : on le retrouve aussi bien dans les sociétés d’Inde ou de Russie que dans celles du monde arabe ou de l’Amérique « précolombienne » . Mais le bassin méditerranéen est le lieu où cette institution va connaître son développement le plus régulier. Dans la Méditerranée antique, une bonne part des esclaves sont « produit·es » au Nord, en Europe - notamment de l’Est, d’où l’étymologie du terme esclaves (slaves). Mais l’institution esclavagiste décline fortement dans l’Europe chrétienne féodale, où elle n’est plus la base du travail agricole. En effet, ces sociétés reposent sur le système du fief : les esclaves des grands domaines défrichés sont progressivement intégrés au statut de serfs, c’est-à-dire de travailleurs assignés à la terre. Parallèlement au développement de traites arabes et ouest-africaines au cours du Moyen-Age, les réseaux méditérranéens se réorientent et le trafic se stabilise peu à peu du Sud vers le Nord. À l’aube de l’époque moderne, l’Afrique est le continent qui dispose d’un « important marché d’esclaves, structuré et actif » (p. 49) - ce qui va la condamner à devenir le principal vivier de l’expansion impérialiste européenne.

    L’esclavage atlantique, aux sources du capitalisme

    Au début du XVème siècle, les Portugais entreprennent des expéditions le long des côtes africaines avec comme principale intention de remonter les routes commerciales transahariennes pour traiter directement avec les fournisseurs. Grâce aux progrès des technologies maritimes, et à l’accumulation de pouvoir rendue possible par l’émergence de l’État moderne, ils accostent successivement aux Canaries, à Madère, aux Açores, puis sur les côtes mauritaniennes et sénégalaises. À partir de la découverte des îles inhabitées du Cap-Vert en 1462, ils commencent à participer au commerce d’esclaves avec les marchands africains. En 1471, la prise de Sao Tomé, au large du Gabon, est l’occasion d’un fameux « coup » commercial : les Portugais décident d’utiliser pour leur propre compte les esclaves achetés au Gabon ou en Angola et fondent des plantations sucrières.

    Dès lors, « tous les éléments de l’économie atlantique sont en place » : bien que les Européens n’aient ni le climat, ni les terres, ni la main-d’oeuvre pour produire du sucre, ils découvrent qu’ils ne sont plus obligés d’aller l’acheter dans la lointaine Asie (p. 81). La rupture avec le mode de production féodal est brutale : en allant chercher la main-d’œuvre là où elle est « disponible » (dans les zones de traite) pour l’acheminer dans les zones tropicales propices aux cultures, on opère une brusque séparation des fonctions de production et de reproduction. Pour Aurélia Michel, « c’est en somme la modernité économique qui voit le jour » (p. 84). C’est donc bien la « rationalité » économique, et non le préjugé de couleur, qui va présider au développement de la traite transatlantique.

    Dans les premières décennies du XVIème siècle, les navigateurs européens débarqués aux Amériques asservissent de nombreuses populations locales et les déportent vers les Caraïbes, riches de ressources à piller. Mais le pouvoir royal (principalement espagnol et portugais) réoriente rapidement le projet colonial vers une occupation plus durable, et interdit la mise en esclavage des Amérindien·nes. Pour autant, il lui faut trouver de quoi prendre en charge le travail supplémentaire requis par l’économie coloniale. Au Brésil, où les Portugais cherchent à rééditer l’expérience de Sao Tomé (exporter du sucre en Europe), la production décolle dans les années 1560. Alors que les épidémies déciment les autochtones, les colonisateurs manquent de main-d’œuvre et se tournent vers la traite africaine. La transition est extrêmement rapide : de 20% en 1570, la part de travailleurs africains dans les plantations sucrières passe à 100% en 1620. Dans la première moitié du XVIIème siècle, les colonisateurs hollandais perfectionnent nettement l’économie de plantation dans le Nordeste brésilien. Chassés définitivement par les Portugais en 1654, ils reconstituent ensuite ces dispositifs aux Antilles, où le modèle va alors se généraliser. Dans les colonies anglaises (Barbade puis Jamaïque) et françaises (Martinique puis Saint-Domingue), « la plantation sucrière esclavagiste devient le mode principal d’exploitation » (p. 118). La productivité augmente drastiquement et ne bougera presque plus pendant deux siècles. Ainsi, alors que les Amériques offrent des ressources abondantes mais peu de main-d’œuvre, elles vont constituer un débouché colossal à la traite africaine.

    Se met alors en place une économie qui sera déterminante pour l’émergence du capitalisme et de l’économie moderne. Bien avant la vapeur ou le charbon, c’est l’esclave africain·e qui fournit l’énergie nécessaire à l’immense impulsion requise par le développement de ce nouveau mode de production, et par l’accumulation de capital qui permettra plus tard la Révolution industrielle. Ainsi, pour Aurélia Michel, la spécificité historique de l’esclavage atlantique ne réside pas tant dans son ampleur démographique ou temporelle que dans la « nature de sa violence, induite par le développement capitaliste de la plantation (...). La plantation atlantique est une forme productive nouvelle (...) : elle implique propriété privée, capitaux, Etat, concentration de la force de travail » (p. 110). En effet, pour assurer le succès de ces entreprises risquées, les Européens cherchent à maîtriser l’ensemble de la filière : ils investissent aussi bien en amont (fourniture d’esclaves), en aval (commercialisation des produits) que sur la production elle-même (amélioration des techniques). Sur le plan économique, l’opération nécessite une forte intégration : « pour être rentable, la production américaine doit être envisagée dans sa dimension atlantique » (p. 120). Il faut donc un instrument de puissance et de régulation capable d’agir à cette échelle : l’État moderne. Dans le cas de la France, c’est une ordonnance royale, le Code noir (1685) qui vient fournir ces innovations juridiques. Il concède par exemple aux planteurs une propriété pleine et entière, distincte de celle du domaine seigneurial : la bourgeoisie et son droit commencent à remplacer les institutions féodales.

    Une société impossible

    Si l’esclavage n’est donc pas spécifique à ces sociétés atlantiques, il se distingue ici par l’hégémonie qu’il y occupe. Certes, à l’image de l’esclave « domestique » des sociétés ouest-africaines, l’esclave atlantique est un·e non-parent·e, dont la fonction reproductive ne compte pas. Mais elle·il est soumis·e à une telle exigence de rentabilité que c’est tout son cycle de vie qui est désormais ignoré. De la capture à la mort, sa gestion repose sur un usage à la fois extrême et calculé de la violence. Sur les navires qui effectuent la traversée, où jusqu’à 500 individus embarquent pour huit à douze semaines, le taux de mortalité est de 10 à 20% ; malgré les tentatives de révolte, tortures et suicides sont monnaie courante. Débarqué·es sur la plantation américaine, celles et ceux que l’on commence à qualifier de « nègres » travailleront alors douze à seize heures par jour, et leur durée de vie moyenne tournera autour de sept ans. Unique principe de socialisation, la violence est ainsi le procédé infini qui permet de déshumaniser l’esclave, de « produire le nègre » : « le nègre est une fiction qui représente la destruction permanente de son humanité » (p. 162). À l’époque moderne, cette économie s’installe profondément au cœur du système politique européen : café, sucre et cacao sont consommés dans toutes les grandes villes et leurs revenus inondent le continent.

    Or, la « fiction du nègre » va se trouver fragilisée par la naissance d’un certain nombre d’enfants issus du viol de femmes esclaves par les colons blancs. Bien que ces enfants représentent jusqu’au XVIIIème une part très minoritaire de la population, leur statut est rapidement perçu comme une véritable menace pour l’ordre colonial. Dès lors, les autorités tentent de réagir : dès 1662, la colonie britannique de Virginie vote une loi qui peut être considérée comme cruciale dans le processus historique de constitution de la race. Celle-ci stipule que « chaque enfant né dans ce pays sera présumé libre seulement en fonction de sa mère ». À la naissance, les enfants d’une esclave sont donc toujours considérés comme esclaves, même lorsque le père ne l’est pas. Pour autant, dans toutes les colonies, une partie importante de ces enfants demeure affranchie par les maîtres (et pères) ; peu à peu, on assiste à l’émergence d’une classe d’individus métis qui viendra brouiller la frontière symbolique entre libre et non-libre, entre parent et non-parent. C’est aussi la terreur d’être assimilé au descendant d’esclave, produite par la violence spécifique de l’esclavage colonial et la puissance du processus de déshumanisation, qui va présider à l’émergence de la race comme nouvelle frontière.

    Minée par l’impasse du renouvellement de la main-d’oeuvre, cette « société impossible » va atteindre ses limites. Au grand dam des esclavagistes, les « nègres » se re reproduisent pas : il faudrait pour cela leur rendre leur humanité. Au milieu du XVIIIème siècle, la tension entre deux modèles de projet colonial commence à s’exacerber - symbolisée, sur la côte Est de l’Amérique du Nord par l’opposition entre « colonies de peuplement » au Nord, et « colonies à esclaves » au Sud. En Europe, une partie de la bourgeoisie souligne le coût de la traite et du travail esclave en termes de gestion de la violence. Des intellectuels et physiocrates s’attachent à déployer les fondements de la théorie économique moderne : désormais, le rôle de l’État devrait être de maintenir l’ordre social « naturel » afin de favoriser la libre entreprise des propriétaires (blancs), sur qui repose la prospérité générale. Ils prônent une nouvelle approche de la main-d’oeuvre, qui viserait à améliorer la longévité et favoriser la naissance d’esclaves créoles : « formant des familles nombreuses et stabilisées, les esclaves pourraient progressivement voir leur liberté s’élargir et leur position s’assimiler à celle des travailleurs sous contrat » (p. 185). Certains d’entre eux commencent à tenir des positions abolitionnistes.

    Contre l’émancipation, l’arme de la blanchité

    Mais ces idées sont immédiatement perçues comme un danger par les planteurs antillais : reconnaître à l’esclave autorité sur sa famille, c’est reconnaître son humanité, et initier un mouvement qui pourrait glisser jusqu’à « l’éclatement de la frontière symbolique entre le nègre et le Blanc » (p. 176). C’est pourquoi les timides politiques populationnistes de la fin du XVIIIème siècle vont avoir un effet boomerang : la menace d’un rapprochement nécessite un redoublement de violence. Dès lors que le statut d’esclave ne permet plus d’éloigner le « nègre » , il s’agit d’installer de nouveaux espaces tampons : hantés par le spectre du métissage, les planteurs se retranchent dans leur blanchité. Cette obsession donne lieu à la création de véritables taxinomies raciales, ainsi qu’au statut de « libres de couleur » qui permet de maintenir symboliquement les descendants d’esclaves à l’extérieur de la blanchité. On invente également des procédures qu’on pourrait qualifier de reconnaissance en blanchité, calquées sur les statuts dits de « pureté de sang » (limpieza de sangre) qui servaient autrefois à la Couronne chrétienne espagnole à réprimer les juif·ves et musulman·nes converti·es.

    Pourtant, en dépit de tous ces efforts, la classe dominante n’est plus exclusivement blanche, et la solidarité sociale des planteurs est de plus en plus fragile. À la fin du XVIIIème siècle, les ségrégationnistes antillais commencent à perdre le soutien des gouvernements coloniaux. En cette période traversée par la question révolutionnaire et la crise de la relation métropole - colonies (les États-Unis d’Amérique obtiennent l’indépendance en 1776), une part croissante des élites européennes se rangent à la nécessité de réformer l’esclavage. Lorsqu’éclate la révolution française, les Blancs de Saint-Domingue refusent de suivre la métropole et s’organisent en assemblée. Face à eux, l’insurrection est décidée dans la nuit du 14 août 1791, au Bois-Caïman : c’est le début de la guerre civile. En 1794, les commissaires révolutionnaires de métropole doivent voter l’abolition immédiate de l’esclavage. C’est la stupeur : dans la colonie sucrière la plus riche et la plus puissante du monde - elle représente, à elle seule, un tiers de la production américaine à la fin du XVIIIème siècle -, la révolution a eu lieu. Pour Aurélia Michel, « c’est une alliance des nègres et des hommes de couleur qui a présidé à ce mouvement. Une alliance de l’épiderme, des non-Blancs contre les Blancs, a transcendé les classes et les intérêts économiques voire les positions politiques. C’est la sidération générale, l’angoisse absolue parmi les Blancs dans le monde colonial du nord au sud de l’Amérique » (p. 189).

    Après le choc de Saint-Domingue, toutefois, l’Europe reprend ses esprits : « après la première abolition française, il faudra au moins un siècle pour voir agonir l’esclavage en Atlantique » (p. 195). Dans les colonies françaises, l’esclavage est rétabli par Napoléon en 1802, peu avant la naissance du Code civil. Aux États-Unis, si l’abolition de la traite est votée en 1808, celle de l’esclavage n’interviendra que bien plus tard, en 1865. De même, en Amérique du Sud, celui-ci n’est peu entamé par les mouvements révolutionnaires et indépendantistes, qui sont menés pour la plupart par des propriétaires blancs. Issu de cette classe, dont il ne mettra jamais en cause les intérêts, Simon Bolivar en est un bon exemple. On pourrait ainsi aller jusqu’à dire que, contrairement à ce que l’on imagine spontanément, l’indépendance des nations américaines a été obtenue pour maintenir la domination sur les esclaves et leurs descendant·es, au moment où les dynamiques révolutionnaires des métropoles risquaient de favoriser leur émancipation.

    Du nègre au Noir, du maître au Blanc

    Au début du XIXème siècle, si elles cherchent ainsi à gagner du temps, les bourgeoisies européennes sentent pourtant que l’institution esclavagiste est condamnée à terme. Après les révolutions, c’est dans une interprétation particulière de l’idée de nation que va se résoudre la tension entre les deux camps que constituent, d’une part, les planteurs esclavagistes attachés au vieux modèle colonial, et d’autre part, de nouvelles élites industrielles et libérales qui ne font plus la différence entre « nègres » et prolétaires européens. Alors que le contenu progressiste qu’elle charriait pour les révolutionnaires passe au second plan, la nation est désormais conçue comme la communauté de ceux qui peuvent exercer la civilité, c’est-à-dire les propriétaires. Or, pour les Blancs des Amériques, il est insupportable que le « nègre » puisse devenir un concitoyen - c’est-à-dire, sur le plan anthropologique, un parent. Afin de l’empêcher, ils vont construire progressivement la catégorie de « Noir·e », qui regroupe aussi bien les esclaves que les libres. De même, en vertu du Code civil français, la transmission de la civilité est une faculté qui devient réservée au seul chef de famille - qui est un homme blanc. Il est essentiel de voir que cet outil juridique, qui est l’un des plus déterminants dans la structuration historique du droit bourgeois et de l’économie capitaliste, est aussi de ceux qui consacrent quasi-officiellement l’institution raciale.

    Ainsi, la figure du Blanc émerge dans le contexte d’une renégociation du cadre démocratique, marquée par un processus de restriction de la nation. À cet égard, le propos de l’historienne mérite d’être amplement cité : « Loin d’être un hasard, l’apparition de la race dans le discours scientifique a deux épicentres qui sont précisément ceux des révolutions démocratiques de la fin du XVIIIème siècle : les États-Unis et la France. Ces deux sociétés esclavagistes sont en effet celles qui ont formulé, à travers leurs révolutions, les fondements de la société politique démocratique : la liberté et l’égalité (...). L’idée de race va jouer un rôle majeur dans la résolution du paradoxe posé par la révolution démocratique dans les sociétés esclavagistes, avant de devenir le support d’une nouvelle répartition du travail et des richesses dans le monde après la fin de l’esclavage » (p. 203). De fait, les décennies suivantes seront celles d’un lent transfert vers l’institution race du rôle que l’institution esclavage remplissait dans l’organisation mondiale du travail.

    Après que de nouvelles révoltes achèvent d’arracher les abolitions, les nouvelles modalités du travail aux Amériques reposent sur le principe d’une « libre association » entre l’affranchi·e et le planteur. Mais les conditions sont très proches de l’esclavage, à ceci près que le travailleur a le droit de ne pas travailler - et de mourir de faim. Le projet de remplacer les « nègres » par des prolétaires se heurte à l’héritage des structures esclavagistes et à la difficile transformation des relations sociales. Pour éviter que les affranchis ne développent une autonomie économique et cessent de travailler sur les plantations, l’Etat instaure immédiatement des mesures de contrainte, comme la répression du « vagabondage ». Ici comme ailleurs, la prolétarisation de la population ne s’opère pas sans la mise en place d’un profond arsenal répressif.

    De l’esclavage à la race : vers un nouveau colonialisme

    Parallèlement à l’histoire atlantique, le colonialisme européen connaît au XIXème siècle une expansion généralisée. Devenu le centre économique de l’Europe, le Royaume-Uni est le premier à réorienter son empire vers l’Est. Il commence à tracer la voie d’une vision plus globale du marché du travail reposant moins sur les Amériques, et d’un nouveau système fondé sur le principe du libre-échange et la sous-traitance du travail aux autorités indigènes. De plus en plus, les colonialistes européens considèrent, comme Alexis De Tocqueville en 1839, que « c’est la liberté qui fera travailler ». Des esclaves « libéré·es » sont donc ramenés en Afrique de l’Ouest pour travailler sur les plantations d’arachide ; en Indonésie ou en Inde, de nouveaux centres de production concurrencent désormais le sucre des Amériques. On assiste ainsi à une profonde mutation du projet colonial.

    Par ailleurs, dans de nombreux territoires, comme dans le Sud du Brésil ou des Etats-Unis, on envisage explicitement de remplacer la main-d’œuvre noire par une population blanche. Dès les années 1830, les nouvelles conquêtes, comme l’Algérie, sont conçues comme des colonies de peuplement. C’est aussi le produit de la croissance démographique dans l’Ouest de l’Europe, où la bourgeoisie s’inquiète du surpeuplement des campagnes et des mouvements sociaux qui menacent dans les premiers faubourgs industriels. Victor Schoelcher, qui contribue à la seconde abolition française en 1848, propose explicitement d’envoyer les pauvres aux colonies, eux dont « les redoutables bras n’attendent que du travail pour cesser d’être menaçants ».

    À partir du milieu du XIXème siècle, des Européens construisent les théories qui doivent soutenir ce nouvel ordre mondial et forgent le discours racial. L’ethnologie naissante tente de donner une consistance à la catégorie de « Noir·es », développant l’idée que ces dernier·es constituent une sorte de « féminin universel » qu’il appartiendrait à la civilisation supérieure - la blanche - de féconder. Un de ses représentants français, Gustave d’Eichtal, affirme ainsi : « Le Noir me paraît être la race femme, dans la famille humaine, comme la race blanche est la race mâle » . En 1853, Arthur de Gobineau publie son Essai sur l’inégalité des races humaines. En quelques années, le monde savant construit ainsi une véritable « science des races » , qui va s’imposer comme la grille de lecture de toutes les questions liées aux sociétés humaines. La race vient justifier la domination blanche et se constitue comme « une reformulation, en termes scientifiques, de la rupture fondamentale en humanité qui était opérée par l’esclavage » (p. 244).

    Peu à peu, un nouveau modèle de production voit le jour. En Afrique, le capitalisme industriel naissant organise le développement d’infrastructures de transport (routes, ports, chemins de fer…). Avec la « Seconde Révolution industrielle », très demandeuse en matières premières, l’économie de plantation s’étend et se diversifie : le caoutchouc commence par exemple à être exploité en Amazonie. Pour s’assurer la main-d’œuvre nécessaire à ces nouvelles productions, les Européens organisent de nouvelles politiques de migrations plus ou moins forcées, à l’image de la traite dite des « coolies » dans l’Océan indien. De nouvelles formes coercitives de travail, comme le système de « l’engagisme » qui relève d’une sorte de servitude contractuelle, prolongent ainsi le système esclavagiste sous des formes déguisées. De fait, « l’éloignement des travailleurs de leur lieu d’origine contribue à ‘libérer’ leur travail au bénéfice de la plantation » (p. 275).

    Apogée de l’impérialisme et universalisation de la race

    Dans les dernières décennies du XIXème siècle, la bourgeoisie européenne va finalement pousser à une colonisation directe. En 1885, la conférence de Berlin organise une nouvelle phase d’expansion impérialiste et délimite les aires d’influence entre les nations occidentales. Dès lors, celles-ci s’approprient la quasi-totalité des territoires en Afrique, ainsi qu’en Asie du Sud et du Sud-Est. Ici encore, les nouvelles invasions s’appuient sur un usage spécifique de la terreur ; dans le Congo de Léopold II (roi de Belgique), les tortures, mutilations et maltraitances systématiques conduisent ainsi à la mort de plusieurs millions de travailleurs. « La violence ayant envahi les relations sociales dans tout l’espace colonial, il se met en oeuvre un mécanisme similaire à celui de la ‘négrification’ dans les plantations caraïbes du XVIIIème siècle : elle devient la justification tautologique de l’ordre colonial. L’indigène doit être expulsé d’une humanité commune » (p. 280).

    Ainsi, aussi bien dans les anciennes colonies (principalement américaines) que dans les nouvelles (principalement africaines et asiatiques), c’est désormais la race qui sert d’outil à la domination européenne, devenue domination blanche. Aux États-Unis, la ségrégation instaurée au Sud est reconnue constitutionnelle par la Cour suprême en 1896. De même, en Amérique latine, la restriction de droits pour les non-propriétaires tend à exclure les descendants d’esclaves du champ de la citoyenneté. À Madagascar et en Afrique de l’Ouest, où la France met explicitement en œuvre une « politique des races », la race devient une véritable science de gouvernement, et un instrument de rationalisation de toute la stratégie coloniale. Avec le support de l’anthropologie, qui vient offrir à ce fantasme un contenu pseudo-scientifique, la classification en races permet au colonisateur de fixer les populations sur tel ou tel territoire en fonction de ses intérêts économiques. Soumises à l’impôt colonial, celles-ci se voient contraintes d’entrer brutalement dans l’économie monétarisée, et donc à travailler pour le Blanc. Cette nouvelle violence d’État, à laquelle s’ajoute dans le cas des femmes des formes d’exploitation sexuelle, est complétée par une politique de travaux forcés et par le régime juridique exceptionnel du « code de l’indigénat ». Ainsi, l’organisation du travail repose toujours sur une « mise en œuvre systématique de déshumanisation à l’échelle industrielle » (p. 314).

    Pour leur part, relais cruciaux de l’impérialisme aux colonies, les « petits blancs » (migrants européens) sont l’objet d’une véritable croisade idéologique. La bourgeoisie entreprend d’ancrer à grande échelle l’idée de race dans les inconscients collectifs : « Alors que jusqu’à présent la race était l’affaire des planteurs, propriétaires et capitalistes, la colonisation systématique va impliquer, au-delà des élites, l’ensemble des populations européennes et américaines dans le récit de la supériorité blanche » (p. 271). Ainsi, au tournant du XXème siècle, la « fiction du Blanc » a cessé d’être un paradigme exclusivement élitiste. Elle inonde véritablement la culture occidentale et emporte de larges adhésions populaires, en particulier sous sa forme antisémite. À certains égards, les deux guerres mondiales peuvent être vues comme la rétroaction, au coeur de l’Occident, de cet ordre racial-colonial. Pour Aurélia Michel, « le jeu dangereux du nationalisme emmènera l’Europe jusqu’aux guerres totales du XXème siècle : les Blancs finiront par s’entre-tuer » (p. 301).

    Vers le fascisme

    Au sortir de la Première Guerre mondiale, le coup porté à la démographie européenne paralyse le flux vers les Amériques ; au Brésil ou aux Etats-Unis, on favorise désormais des mouvements migratoires internes. Si la concentration de populations noires dans les villes américaines entraîne alors le développement d’une culture très populaire (naissance du blues, du jazz, du samba…), elle n’est pas pour autant synonyme d’intégration dans la société urbaine. Dans tout le monde occidental, « la distance sociale qui sépare les Noirs du reste de la population semble plus que jamais infranchissable » (p. 307). Employés comme travailleurs précaires dans le secteur industriel, ceux-ci permettent parfois aux capitalistes de contrer la structuration de syndicats ouvriers. Mais, pour la plupart des femmes ainsi qu’une part conséquente des hommes, la place que leur réserve la ville moderne est celle de domestique. Dans les années 1920, des épisodes comme celui dit des « bonnes antillaises » illustrent les contradictions d’un certain projet d’émancipation féminine par le travail salarié : c’est souvent l’exploitation de femmes noires ou colonisées qui permet de libérer les femmes de la bourgeoisie blanche du travail reproductif qui leur est assigné.

    Dans une large mesure, c’est précisément autour de la race que se cristallise la crise européenne des années 1930. Pour Aurélia Michel, le fascisme vient sceller « l’articulation entre deux délires, celui du Blanc colonial et celui du nationalisme intérieur » (p. 304). De fait, comme l’ont montré plusieurs historien·nes, c’est bien de l’histoire impérialiste et coloniale de l’Europe - et donc de l’« expérience nègre » - que le racisme nazi tire ses origines. Dans ces années de tendances contradictoires entre socialisme et barbarie, l’incorporation du racisme par les masses dépasse les frontières européennes et touche toutes les démocraties bourgeoises. Le succès de l’Exposition coloniale parisienne de 1931 est la preuve que s’est formée une profonde « conscience populaire coloniale » (p. 330). De même, aux États-Unis, des membres de la classe ouvrière blanche refusent l’apparentement aux Noir·es et défendent par le lynchage le « salaire de la blanchité » ; le Ku Klux Klan devient un mouvement de masse et réunit plusieurs millions d’adhérents. En Afrique du Sud, le patronat répond aux révoltes ouvrières par l’institutionnalisation des privilèges de race et des principes de l’apartheid. « Cette fois encore, la défense de la suprématie blanche réussit le tour de force d’articuler les intérêts coloniaux et patronaux à des mouvements sociaux populaires » (p. 322).

    Avec la Seconde Guerre mondiale, l’Europe « dérive dans un délire du Blanc qui la conduit à un terrible passage à l’acte collectif, la "Solution finale" » (p. 333). L’ampleur du génocide et le traumatisme qu’il suscite explique la profonde délégitimation que va alors connaître le paradigme racial - au moins sur le plan théorique. À la suite des travaux pionniers d’intellectuels comme W.E.B. Du Bois, les sciences humaines mettront en avant le rôle des facteurs culturels et des rapports sociaux dans l’analyse des comportements humains. On ne peut que regretter qu’Aurélia Michel fasse terminer ici cette grande synthèse historique, faisant l’impasse sur tout ce qui constitue l’histoire de la race à l’échelle globale depuis le milieu du XXème siècle : les victoires des luttes anticoloniales ; la reconfiguration en néocolonialisme après les indépendances formelles ; l’effet des immigrations postcoloniales en Europe à partir des années 1960 ; la constance d’un racisme systémique, en dépit de ses transformations successives, dans tout le monde occidental ; le renouvellement d’un impérialisme économique et militaire jusqu’à aujourd’hui - et, en définitive, le maintien de cette institution cruciale pour l’ordre capitaliste qu’est la race. Son renouveau contemporain en France, sous la forme islamophobe, illustre à quel point elle constitue toujours un outil indispensable au service du pouvoir.

    Mais ce n’est pas l’objet de ce livre, qui réussit déjà à nous donner un solide aperçu général. On peut en résumer quelques-uns des points principaux à partir de sa conclusion.

    1) L’esclavage est une condition historique déterminante de l’émergence du capitalisme, qui s’en est servi pour déplacer et forcer le travail. Comme la race après lui, l’esclavage est un outil d’objectification de la personne et de son travail, transformé·es en marchandises.

    2) La race ne peut être comprise sans l’esclavage atlantique, dont elle constitue le prolongement fonctionnel. Au XIXème siècle, dans un contexte de poussées démocratiques et de transition vers le capitalisme industriel, la race est l’outil qui permet à la bourgeoisie de restreindre l’accès à la figure du libre, citoyen, propriétaire.

    3) Si la lecture économique est fondamentale, elle ne suffit pas à expliquer entièrement la persistance de la race dans les rapports sociaux. La race est aussi un fait psychologique et culturel, qui a son autonomie relative. Sur le plan symbolique, elle est un processus permanent de déshumanisation.

    4) La race touche également à des structures anthropologiques profondes et inconscientes : par définition, l’individu esclave, non-libre (on dirait aujourd’hui plus largement racisé), c’est celui qui n’est pas parent, qui est exclu de la communauté et de son cycle reproductif : famille, nation, et même humanité. Il travaille toujours pour autrui.

    Crédits photo : Les statues meurent aussi (1953), Ghislain Choquet, Chris Marker, Alain Resnais © Présence Africaine

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    Author: Sarah Schneider

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